CHAPITRE VI
Allongé sur une sorte de natte, dans le parc, je tourne les pages de l’atlas piqué chez Tava, à Bénis il y a près de trois mois maintenant. Je le connais par cœur. Mais je ne peux pas m’empêcher de le regarder encore et encore. Surtout la partie sud du continent, une longue presqu’île mal connue semble-t-il. Elle me fascine.
— Alors, le géographe, toujours rêveur ?
Para. Elle s’est révélée une hôtesse agréable, respectant les états d’âme de ses invités. Giuse est mondain pour deux ! Il accompagne Tava aux soirées que donnent les uns ou les autres. Comme si les problèmes de la population, la guerre imminente, d’après les journaux que l’on reçoit ici n’avaient rien de grave.
Son père est un gros commerçant, un homme d’affaires plutôt, à ce niveau. Impossible de savoir quelle est sa position. Je ne crois pas qu’il soit belli mais je n’en suis pas sûr.
Je pose mon grand livre, décidé à être poli.
— Bonjour, Para, vous vous promenez ?
— Pas exactement, mon cher Cal, je vous cherchais. Nous sommes invités ce soir chez les Manik et je voulais savoir si vous nous feriez l’honneur de votre présence si intéressante.
Ah ça… Je plonge dans son regard pour y trouver une petite lueur d’humour. C’est ce qui me décide. Je l’en croyais complètement dépourvue…
— Je serai particulièrement flatté de connaître ces gens certainement accueillants et hospitaliers.
Elle paraît surprise, comme prise à son propre jeu.
— Vous êtes vraiment déconcertant, vous savez ? J’étais sûre que vous refuseriez, surtout une soirée. Pour l’hospitalité, ne vous faites pas trop d’illusions, les Manik sont très austères et leurs amis ne sont pas de gais lurons… Mais il se trouve que Jori, le second fils, est mon ami.
Il y a un peu de provocation dans sa phrase. Je ne relève pas.
— Néanmoins je me joindrai à vous.
Elle secoue la tête et retrouve son éternel sourire.
— Tava sera surprise… Nous avions parié que vous refuseriez. Je lui dois un foulard, à cause de vous.
Je ris pendant qu’elle s’éloigne. Pourquoi ai-je accepté ?
*
Tout le monde se balade une assiette à la main dans les grands salons de l’hôtel Manik. C’est toujours le nom des vieilles demeures familiales, comme autrefois.
J’ai grignoté tout à l’heure et puis j’en ai eu marre de cette assiette encombrante et je passe de pièce en pièce, regrettant d’être venu. Le jardin est éclairé par des lampes à Rob et je vais y descendre quand une voix se fait entendre, à côté.
— Cal je veux vous présenter Jori Manik.
Un grand gaillard se tient à côté de Para. Il porte un uniforme de capitaine de cavalerie, qui ne lui va pas mal, je dois le reconnaître bien que le personnage au visage sombre me soit immédiatement antipathique.
Je m’incline légèrement, comme le veut la coutume.
— Vous êtes un voyageur, m’a dit Para ?
— On peut le dire, oui.
— Vous venez de l’archipel, je crois ?
— Je pourrais difficilement le dissimuler, n’est-ce pas ?
Ma teinte de cheveux fait son petit effet habituel. Un vague sourire monte aux lèvres du type.
— Je ne vois pas pourquoi vous le cacheriez.
Tiens, il ne serait pas raciste ? Un groupe nous rejoint et interpelle Jori qui se détourne et je me trouve en face d’une jeune fille que je n’avais pas remarquée. Un poil plus petite que moi, des yeux vert d’eau d’une limpidité stupéfiante. Je crois n’en avoir jamais vu d’aussi clairs. Ses cheveux paraissent très légers, coiffés flous. Elle a un visage à l’ovale parfait, un nez fin et des lèvres nettement dessinées, pleines, denses.
Ses yeux ne me quittent pas et je remarque sa pâleur. Sans se détourner elle prononce à voix forte :
— Para, présente-moi, je te prie.
Une voix nette qui n’hésite pas. Para, qui s’éloignait, revient à nous, immobiles l’un en face de l’autre.
— Bien sûr… Kori, voici Cal Reter… Cal, je vous présente Kori Dost. Est-ce que je peux rejoindre les autres, maintenant ?
— Je te le demande, fait la jeune fille sans détourner les yeux.
Para a un petit haut-le-corps puis hausse légèrement les épaules avant de s’éloigner.
Elle ne s’embarrasse guère, la petite Kori !
— Je vois que vous ne mangez pas, elle finit par dire, voulez-vous passer au buffet ?
— Si vous le désirez ?
— Je préférerais parler, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
Je sens en elle une tension étonnante. Alors je souris.
— Etes-vous toujours aussi sérieuse, mademoiselle ?
— Pensez-vous que notre époque se prête vraiment aux plaisanteries perpétuelles ?
C’est parti très sec. Cette fois je suis surpris.
— À voir vos amis, je fais avec un geste de la main désignant notre entourage, on pourrait le penser.
— Il y a des inconscients partout, monsieur Reter.
— Je vous en prie, appelez-moi Cal, je préfère.
— Pas moi…
Elle se reprend en baissant les yeux pour la première fois.
— … Excusez-moi, je vous prie. Je crois que je suis incorrecte. Disons que je préférerais vous appeler Reter encore un moment. Voulez-vous vous asseoir par ici ?
J’incline la tête et on va vers un banc isolé. Maintenant cette fille m’intrigue vraiment. En outre il se dégage d’elle un charme étrange qui me fascine.
— Vous avez beaucoup voyagé, monsieur Reter ?
Je prends mon temps pour répondre.
— Oui, on peut dire cela.
— Vous venez réellement de l’archipel ?
Cette fois, quelque chose me met sur mes gardes.
— J’ai parcouru l’archipel de long en large.
— Et vous y êtes né ?
Je devrais l’affirmer. Je ne sais pourquoi je préfère éluder, au dernier moment.
— J’étais si jeune, vous savez, je ne me souviens pas très bien des circonstances de ma naissance…
Elle sourit pour la première fois et je suis sous le charme. Elle se transforme immédiatement.
— Ah, tu es là, je t’ai cherché partout.
Giuse. Sans Tava pour une fois !
— Mademoiselle Dost, je vous présente mon cousin Giuse Reter… Giuse, voici Kori Dost.
Mes yeux reviennent à elle. Dieu qu’elle est pâle !
— Votre cousin… s’appelle Giuse ?
— Mais… oui. Ce n’est pas extraordinaire, vous savez.
Elle secoue la tête pendant que je croise le regard interrogateur de Giuse. Je lui manifeste rapidement mon ignorance d’un mouvement des lèvres.
— Tava et moi nous rentrons, il fait. Tu veux venir ?
— Non, pas encore. Je m’arrangerai.
— De toute façon, Lou reste aussi, il me lance en guise d’avertissement.
Je hoche la tête pour montrer mon accord.
— Vous n’allez pas bien, mademoiselle ?
— Si, si…
Elle paraît réfléchir un instant.
— Si je vous demandais de me parler de votre famille, je suppose que vous répondriez par une boutade, monsieur Reter, n’est-ce pas ?
Où veut-elle en venir ? Je flaire le danger et en même temps je suis calme.
— Vous faites question et réponse, je balance pour gagner du temps.
— Mais je pense être dans le juste. Mon père dit que ma logique est convenable… pour une femme.
J’ai un sourire.
— Vous avez un père bien sévère, non ?
— Vous ne connaissez pas le professeur Dost ?
— Pardonnez-moi !
— Tiens, fait-elle en fronçant les sourcils. Eh bien, mon père est professeur de philosophie ancienne à l’université. On peut même dire qu’il a une notoriété mondiale pour ses travaux historiques.
Elle recommence à me scruter bizarrement.
— Vraiment ? je fais, pour meubler.
— C’est probablement ce qui m’a donné le goût de l’Histoire, à moi aussi.
Pourquoi est-ce que quelque chose se crispe en moi ? Elle me fixe toujours et je souris, avec effort cette fois.
— J’aimerais boire quelque chose, pas vous ? elle déclare brusquement.
— Si, si, je dis simplement en me levant, trop content de changer de sujet.
— À propos, elle ajoute en se retournant, est-ce que Tava s’est remise de ses émotions de Bénis ?
Là, ça ne va plus du tout. Tava est beaucoup trop prudente pour avoir raconté nos aventures avec le danger que cela représente pour son père et pour Giuse. J’ai appris à estimer cette fille. Elle n’a rien d’une fofolle. Impulsive, oui, mais lucide. Alors comment Kori connaît-elle les incidents de là-bas ? Ou alors elle me sonde ?
Elle s’arrête brusquement.
— Excusez-moi, je ne voulais pas vous effrayer.
Je n’aime pas son ton et je prends son poignet.
— Je ne suis pas effrayé, mademoiselle Dost. Mais je souhaiterais que vous me parliez de cette histoire de Bénis.
Son visage se crispe un peu.
— Vous me faites mal, monsieur Reter.
— Vous ne m’avez pas répondu, je crois !
Une tension apparaît au coin des mâchoires et sa main gauche file vers mon coude.
Une douleur fulgurante… mes doigts lâchent son poignet. Bon Dieu !
Comment… comment peut-elle connaître cette prise ? Je suis sûr, maintenant, qu’il y a quelque chose de très anormal ici. Elle a exécuté le mouvement à la perfection, avec vitesse et précision. Je me refuse à croire au hasard. Alors qui lui a appris ?
Elle est très rouge et se frotte le poignet pendant que je tiens mon coude. L’effet « courant électrique » qui a vrillé le nerf a maintenant disparu mais le bras est envahi de fourmillements.
— Je… je crois que je vais rentrer, elle finit par dire.
Difficile de m’y opposer mais tout ça n’est pas terminé, loin de là.
— J’ai beaucoup de questions à vous poser, mademoiselle.
— Je m’en doute, elle fait avec un petit air satisfait qui m’agace.
— Quand pourrais-je vous rendre visite ?
— Demain après-midi ?
À nouveau le signal d’alarme dans mon crâne. Pourquoi est-elle si pressée ? Moi je le suis, mais elle ?
— Demain, entendu.
— Para vous indiquera le chemin… Excusez-moi, je dois rejoindre les amis qui ont promis de me raccompagner.
*
J’ai emprunté un antli dans les écuries de nos hôtes. On a longuement discuté avec Giuse, ce matin. Finalement j’ai glissé mon sabre-énergie dans la tige droite de ma botte. Le couteau-poignard est dans la gauche. D’autre part, Lou et Belem vont me suivre et planqueront à proximité de la maison.
Elle habite une vieille et grande maison dans la ville même, alors que la plupart des amis de Para ont des propriétés autour de la ville.
Une ville d’ailleurs beaucoup plus grande que ce que j’ai jamais vu sur cette planète.
Belle, la maison. De vieilles pierres, certaines sculptées de motifs complexes, et un large anneau auquel j’attache la bride de mon antli.
J’enlève mon chapeau à large bord pour m’essuyer le front. Décidément je ne m’habituerai jamais à ces vêtements trop épais pour la chaleur.
C’est Kori elle-même qui vient m’ouvrir. Et là, le choc. Elle porte ses cheveux en une sorte de queue de cheval, derrière la tête, un chemisier léger blanc qui révèle une poitrine plus ronde que je ne l’aurais pensé mais surtout ce sont ses pantalons moulants qui me font sursauter.
Jamais une femme, à cette époque, n’oserait en porter ! Qu’est-ce que ça veut dire ?
Elle sourit gentiment et je retrouve la fascination fugitive d’hier soir. Décidément c’est une autre femme quand son visage se détend.
— Excusez ma tenue, monsieur Reter, je faisais quelques exercices avec mon père. Je vous attendais plus tard, pour le dîner, par exemple.
Déjà la bagarre, avant même que je n’aie ouvert la bouche… Mais j’y suis préparé, aujourd’hui.
— Il n’en avait pas été question, hier, mademoiselle Dost, souvenez-vous, juste une invitation à passer vous voir pour bavarder.
Elle secoue la tête.
— C’est vrai. Vous vous démontez moins facilement qu’hier, n’est-ce pas ? J’aurais dû en profiter à ce moment-là.
Elle s’efface pour me laisser pénétrer dans l’entrée. Une entrée curieuse, très grande, avec de vieilles armes aux murs, des épées de toutes sortes.
Je la suis machinalement vers une pièce qui s’ouvre tout au fond.
— Père, je vous présente Cal Reter. Voici mon père, le professeur Dost.
Je ne l’avais pas vu, assis derrière une table de travail où est posée une tasse. Un homme mince au visage terriblement ridé. Il doit être âgé, cet homme, au moins 75 ans. Ce qui lui laisse un espoir de vie d’une quinzaine d’années encore sur cette planète où la longévité est étonnante.
Il se lève et vient vers moi d’une démarche qui m’intrigue. Pas du tout celle d’un vieillard mais plutôt d’un individu qui contrôle parfaitement son corps. Il me tend la main tranquillement en souriant et je me retrouve bêtement dans un étau ! Quel con je fais.
Il utilise une position des doigts qui m’interdit toute riposte et sa poigne est d’une puissance extraordinaire. Les réflexes jouent instantanément et ma main se fait molle dans la sienne, refusant de lutter.
Du coup ses doigts glissent imperceptiblement et n’appuient plus exactement aux points d’immobilisation des centres nerveux. Dans la même fraction de seconde je fais pivoter d’un quart de tour ma paume vers la gauche et j’appuie à fond, serrant les phalanges qu’il n’a pas eu le temps de protéger. Dans cette position il ne peut plus retrouver ses appuis des doigts. Il doit abandonner.
Une grimace marque la fin de notre petit combat invisible à un observateur non averti.
Mais pas à sa fille qui ouvre des yeux stupéfaits, à deux mètres.
— Il… il vous a surpassé, père !
Il me regarde avec un étonnement croissant tout en se massant la main.
— Eh bien, jeune homme, je suppose que vous êtes un Maître, peut-être même un Chevalier-Maître, non ? Néanmoins il vient de se produire un événement exceptionnel et il va falloir que vous m’expliquiez cela.
« Maître »… « Chevalier-Maître » ? Je regarde brusquement autour de moi et la vérité me saute aux yeux. Un grand panneau, face au bureau, de l’autre côté de la pièce, est composé d’une sculpture représentant un triangle enserrant un globe. Le passé me saute au visage, les Bâtisseurs[5]…
J’avais complètement oublié cette confrérie secrète que j’avais fondée il y a plusieurs millénaires ! À l’époque, je voulais composer une sorte de pouvoir occulte chargé de veiller au bon épanouissement de la civilisation vahussie. J’avais choisi des hommes moralement irréprochables et leur avais inculqué le goût de la culture, de la réflexion, de la politique au vieux sens du terme, de la fraternité, mais aussi de l’effort physique. Et, afin qu’ils puissent se défendre, mais seulement se défendre, jamais être agressifs, je leur avais enseigné le judo. Les réunions secrètes se déroulaient donc en partie en discussions ordonnées et en exercices. Les novices n’apprenaient que quelques prises qu’ils répétaient jusqu’à les pratiquer à la perfection. Et il fallait passer au stade suivant de la hiérarchie pour en apprendre davantage. Jusqu’au Maître, chef d’un clan, qui était le plus expérimenté. Lorsque l’âge lui interdisait de pratiquer, il passait le pouvoir à celui qui en paraissait le plus digne, moralement et physiquement, et lui enseignait les derniers secrets.
Tout cela me revient en bloc et je reste là comme un idiot. Alors ce truc a résisté aux siècles ? Fantastique ! Une bouffée de joie idiote me soulève la poitrine.
— … Vous ne me répondez pas ?
Plongé dans mes souvenirs, j’ai décroché.
— Excusez-moi, monsieur.
Il sourit et reprend :
— Comment pouvez-vous connaître une parade inconnue du Grand Maître de la Confrérie ? Car vous êtes Bâtisseur, ne prétendez pas le contraire.
Merde ! Comment je vais lui expliquer que c’est moi qui ai fondé la Confrérie, que j’ai été le premier Grand Maître et que je connais forcément davantage de mouvements que lui ? Il y a de ça deux ou trois mille ans… Décidément l’hibernation est une chose antinaturelle.
Il voit bien mon hésitation mais la traduit mal.
— Ne vous inquiétez pas pour Kori, elle sait. Oui, bien sûr, elle ne devrait pas, mais c’est l’un des rares privilèges du Grand Maître que de choisir parfois un « innocent » pour lui enseigner, lui révéler quelques secrets. Et ma fille est digne de cette confiance… Alors, racontez-moi, vous avez un clan dans l’archipel ? Vous paraissez bien jeune pour être déjà Maître ?
Vacherie, comment je vais me tirer de là ? Je n’ai pas envie de mentir à cet homme qui m’attire, mais que faire ?
C’est Kori qui vient à mon secours.
— Monsieur Reter, voulez-vous une tasse de sak ?
C’est un truc qui ressemble vaguement à notre café terrien, mais tiré d’algues. Je saute sur l’occasion.
— Oui, merci, mademoiselle.
— Vous pouvez m’appeler Kori, maintenant, elle fait en pivotant.
Elle nous sert et son père s’installe avant de reprendre.
— Alors ?
— Je suis ici à titre privé, monsieur le professeur. Je suis obligé de vous demander de ne pas répondre à vos questions, de me faire confiance.
Il me scrute longtemps puis hoche la tête.
— Je pensais qu’un Grand Maître pouvait avoir une réponse d’un frère à n’importe quelle question. C’est en tout cas ce que nous enseignons ici, sur le continent, dans nos clans. J’ignorais qu’il en allait différemment dans l’archipel.
— Mais venez-vous vraiment de l’archipel ? intervient sa fille.
— Confiance, je réponds. Je n’ai le droit qu’à cette réponse, je suis vraiment désolé, croyez-moi.
— Oh, je crois que je comprends, il fait soudain. Vous êtes ici pour une raison bien précise, n’est-ce pas ? Peut-être en relation avec ce qui se passe chez nous ? Les Bellis, les « lâches ». Mais oui, bien sûr, c’est cela. Alors je vais pouvoir vous aider.
Comment démentir ? Et je fais bien parce que Kori enchaîne :
— Nous savons ce qui s’est passé à Bénis. Nous avons des frères dans l’armée qui nous ont renseignés. Nous avons suivi votre fuite. Tava était identifiée depuis le début. Mais vous et vos amis, nous ne savions pas qui vous étiez.
— Vous avez beaucoup de frères aussi bien placés ?
— Beaucoup, et partout. En réalité cet enchaînement de guerres nous préoccupe depuis bien longtemps. Nous avons essayé de lutter mais ce n’est plus possible. Le mouvement Belli est trop puissant et irréversible, ne serait-ce qu’économiquement. Aujourd’hui nous nous bornons à protéger les « lâches » que nous cachons.
— Il y en a tant que cela ?
— Plus qu’on ne le croirait, en tout cas. Bien des gens en ont assez de la fureur et du sang. La gloire leur paraît désuète et vide. Ils ne veulent pas céder et ne savent pas où aller pour trouver la paix.
Un déclic dans ma tête. Je me lève et commence à marcher dans la pièce.
— Où aller ? Les « lâches » que vous protégez viennent d’où ?
— Mais… de partout.
— Vous voulez dire de tous les pays fédérés ? Même ceux qui se sont fait la guerre ?
— Bien entendu !
Ça change tout. Le mouvement est beaucoup plus étendu que je ne le pensais.
— Combien de personnes, environ ?
Le professeur réfléchit.
— Nous en connaissons plus de dix mille. Mais il doit y en avoir d’autres.
Mince, un sacré chiffre… Je vais poser une autre question quand je me souviens brusquement de ce qu’a dit Kori tout à l’heure.
— Vous… vous avez dit que Tava était identifiée depuis le début ?
— Oui.
— Officiellement ?
— L’armée le sait. Nous avons fait le nécessaire pour que le rapport s’égare, mais il peut remonter à la surface.
Bon Dieu ! Il faut que le père de Tava le sache, on va peut-être le menacer, le faire chanter. Il a des dispositions à prendre… Et les Tolor risquent d’avoir des ennuis en nous offrant l’hospitalité. Il va falloir plonger dans la clandestinité. Ou alors…
— Comment aidez-vous nos frères, monsieur ?
— Nous leur donnons une nouvelle identité, nous leur faisons passer les frontières pour s’installer ailleurs.
— Mes amis et moi risquons d’être menacés prochainement. Pourrions-nous…
— Vous savez bien que vous ne risquez rien, intervient Kori.
Que veut-elle dire par là ? Je ne sais à quoi m’en tenir avec cette fille. Elle montre parfois une agressivité qui me surprend. Je laisse tomber.
— Si ce rapport réapparaît, les Tolor seront inquiétés.
— Ils ont des amitiés puissantes, fait le professeur. Ils auront été trompés, n’est-ce pas ?
— Pour Tava, oui, mais en ce qui nous concerne il y a la recommandation de M. Sikans, son père. Il ne pourra pas prétendre n’être au courant de rien.
— Alors vous devrez le lui apprendre, dit Kori.
Mais enfin qu’est-ce qu’elle a ?
— Je vous croyais amie avec Para ?
Elle a une moue de mépris.
— Para va épouser le capitaine que vous avez rencontré hier soir. Il a commandé plusieurs pelotons qui ont fusillé des frères…
La rancune tenace, la petite.
— Ma fille est très entière, soupire le professeur. Elle n’a pas encore accepté de ne pas être un homme, il ajoute avec un petit sourire.
Elle rougit violemment et se lève pour se servir une autre tasse de sak. Puis elle se tourne vers moi.
— Alors… votre solution, monsieur Reter ?
— Quelle solution ?
— Allons, vous en avez certainement une, sinon vous… enfin vous ne seriez pas ici.
Je suis dans le noir.
— Avez-vous des cartes du continents, monsieur ?
— Kori a cela, bien entendu.
— De quelle époque ? fait-elle.
— Pardon ?
— J’ai tout un choix de documents ; y a-t-il une époque qui vous intéresse particulièrement, qui évoque quelque chose pour vous ?
Je la fixe sans répondre. Là ça se gâte, je ne sais pas très bien ce que je dois comprendre…
— Ma fille fait des études d’histoire, dit le professeur. C’est une véritable passion et les documents qu’elle possède sont véritablement intéressants. Ils m’ont parfois troublé.
À quel jeu joue-t-on ici ? Je les dévisage mais le professeur semble intéressé par ses mains et sa fille a la même expression agressive.
— Des cartes modernes, je fais tranquillement.
— Dommage, dit Kori, je suis sûre que mes vieilles cartes vous auraient amusé. Vous auriez pu les commenter.
Elle sort de la pièce et le silence se fait pesant. Il y a eu trop de sous-entendus pour qu’il s’agisse de coïncidences. Je me sens tendu sous la décontraction que je m’efforce d’afficher. Que savent-ils ? Que peuvent-ils savoir plutôt ? À bien y réfléchir, rien. Seulement leur attitude est trop précise pour ne pas flairer quelque chose.
— Tenez, je vous ai également apporté des cartes de l’archipel, lance Kori en revenant. De quelle île exactement êtes-vous originaire ?
Je reconnais les régions où on a navigué avec Giuse, il y a bien longtemps dans une autre époque[6]. Il faut bien répondre, au dernier moment je désigne un petit îlot.
— Ici, à Stek.
— Tiens… je n’aurais pas cru, elle se borne à répondre avec un demi-sourire. Je pensais davantage à Pakra.
Merde, c’est un coin qu’on…
— Pourquoi dites-vous cela ? j’attaque.
— Qui êtes-vous, monsieur Reter ?
Cette fois elle me regarde, le visage grave.
— Je vous l’ai dit, il me semble… Je crois aussi avoir demandé votre confiance.
— Et nous, lâche doucement son père, ne pensez-vous pas que nous mériterions votre confiance ?
Mais enfin que savent-ils au juste ? Tout ça est fou. Je me laisse influencer…
Je secoue la tête.
— Vous l’avez, monsieur. Alors ces cartes du continent, mademoiselle ?
Elle soupire et déploie ses documents. Ah, voilà ce que je cherchais. Je pointe mon doigt vers la presqu’île que j’avais examinée dans l’atlas de Tava.
— Que savez-vous de cette région, professeur ?
Il se penche puis me regarde stupéfait.
— Vous… mais enfin, c’est impossible !
— Quoi, professeur ?
— Mais… votre projet. Vous voudriez les emmener là-bas ?
Il pige drôlement vite.
— Ce n’est pas si loin que ça.
Ahuri, il hoche la tête.
— Bon, voyons les choses dans l’ordre, je fais.
*
Les roues du petit buggy sonnent sur les pavés. La jeune fille conduit bien, les rênes souples dans les mains, guidant l’antli dont la croupe se balance devant nos yeux.
C’est elle qui a proposé cette balade. Elle veut, paraît-il, me montrer quelque chose. On a discuté longuement avec son père. Il trouve toujours que mon idée est folle mais il veut bien l’étudier.
Ce qui m’empoisonne le plus, c’est de plonger dans la clandestinité la pauvre Tava. Nous on a plus ou moins l’habitude, mais elle… Pourtant il ne faut pas tarder.
Je réfléchis à tout cela pendant que Kori suit un parcours compliqué suivant des avenues plus grandes que je m’y serais attendu, dans cette ville « moderne ». Etonnant d’ailleurs de voir combien d’attelages circulent. De tout, de grosses bouzines avec six antlis, des voitures de charge transportant des ballots, des buggies à deux roues comme le nôtre aussi. Et puis des cavaliers, bien sûr.
Lou doit se trouver quelque part derrière nous. J’imagine qu’il a pris son antli en nous voyant déboucher du coin de la rue où habite le professeur.
— Nous allons continuer à pied, dit la jeune fille en stoppant.
— Si vous me disiez où nous allons, non ?
Elle tourne son visage, plus souriant maintenant.
— Dans la vieille ville.
D’après sa mine, je devrais peut-être piger quelque chose mais je suis dans le noir. Alors je descends de la voiture et lui tends la main.
Il y a plus de passants dans ce quartier. Des petites gens, nettement moins bien habillés, qui s’affairent. Elle enfile une série de petites rues, souvent étroites, et semble prise d’une frénésie de paroles. Elle parle, parle sans discontinuer, excitée.
Un pont, très beau d’ailleurs, et de l’autre côté une place.
On traverse. Kori s’est tue et je la regarde avec curiosité. Ses yeux sont braqués droits devant elle et son expression est si tendue que je tourne rapidement la tête.
Une statue. Deux hommes debout, un sabre à la main. L’un d’eux, le plus grand, a une main posée sur l’épaule de l’autre.
J’enregistre le tableau rapidement et vais le quitter du regard quand je me raidis.
On est à peine à vingt mètres et les détails me sautent au visage.
Bon Dieu… l’artiste avait un sacré talent, je reconnais immédiatement Chak de Palar[7].
L’œuvre a dû être réalisée peu de temps après qu’on ait quitté cette époque, à notre dernier voyage, parce que Chak a la même allure que dans mon souvenir.
Chak… On a connu de sacrés moments pour qu’il puisse unifier le pays. Un grand bonhomme pour qui on avait beaucoup d’admiration, Giuse et moi.
Mais ce n’est pas ça qui provoque cette crispation de tout mon corps.
L’autre personnage représenté… c’est moi !